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dont j’avais fait le portrait. Je racontai cela à mon frère et je signai : Paul, savant en herbe. — Je n’étais pas bon prophète, je n’ai rien inventé du tout, et, chose plus regrettable, je ne me suis pas marié.

Nous avions surnommé ma mère La Bonti ; sa fleur préférée était la pervenche et, déjà symboliste, je cherchais la cause de ce goût dans une certaine concordance entre le doux parfum, la couleur tendre, la modestie de la fleur et les vertus de ma mère.

Mes premiers vers furent une sorte de prière mystique où mon âme d’enfant réunissait, dans une seule personnification, la fleur que j’admirais et la mère que j’aimais plus que tout au monde.


À LA BONTI-PERVENCHE

 
Pervenche de douceur,
À ta tige fleurie
Abandonner ma vie
C’est pour moi le bonheur.


Dès le lendemain, j’avais hâte de faire part à Fernand de mon nouveau talent, je lui écrivis :

— J’ai bien souvent pensé à toi et je m’impatiente en cherchant mes mots latins, c’est bien long. Tu dois avoir bien du mal à traduire Virgile. Tu disais que tu allais devenir poète latin : moi, je suis déjà poète français, ainsi qu’Alix : tu verras que nos vers égalent ceux de Victor Hugo, du reste en voici la preuve.

Et je citais le fameux quatrain.

En classe, c’est moi qui suis le plus savant, mais les autres sont assez ignorants : il y en a un qui ne comprend rien. Alix a eu la croix à cause de sa sagesse. Nous avons tous crié au miracle. M. le Curé lui a donné une belle image ; elle a cependant dévergondé plusieurs petites filles…

En effet, l’abbé lui avait demandé : « Quelles sont les trois vertus théologales ? » elle prit un petit air naïf pour répondre : «  La Liberté, l’Égalité et la Fraternité. » Le lendemain, le curé dissertait contre la colère, ce vilain péché. Alix, assise auprès de la fille du maçon, lui souffla cette question : Pourquoi Dieu s’est-il mis en colère, contre le peuple d’Israël ? — Le curé, un peu interloqué tout d’abord, eut recours à ma sœur : « Alix, dit-il (il prononçait âli), répondez ! » — Ce n’était pas de la colère, dit adroitement la rusée gamine, c’était de l’indignation. » Cette distinction subtile, si bien dans le goût jésuitique, lui avait valu une belle image.

Madame Milliet à Fernand.

Je pense, mon cher enfant, que tu auras reçu le petit paquet que je t’ai fait passer et qui se composait d’une paire de chaussons, de mitaines à quatre pouces. deux caleçons et une fiole d’eau-de-vie camphrée.

J’avais appris avant ta lettre l’incendie du Collège, et j’ai été contente de savoir que tu t’étais conduit comme tu devais le faire dans cette circonstance[1] ; car il est bien à craindre que ceux qui manquent de cœur étant jeunes n’en manquent toute leur vie. Ceux qui évitent les occasions de se rendre utiles restent des égoïstes à charge à la société et à eux-mêmes… Ton père a commencé des épreuves de daguerréotype, mais elles sont encore assez imparfaites. Le portrait de Paul est à peine visible.

Fernand à son père.
Bonneville. 17 décembre 1853.

… Le paquet que maman m’a envoyé m’a fait grand plaisir. Je me suis frotté mes engelures avec l’eau-de-vie camphrée et elles disparaissent. Nous sommes moins bien nourris qu’au commencement, le pain est mal fait… J’ai été un peu malade et je suis resté au lit à jeun ! Nous faisons maintenant un fort en neige ; nous nous sommes fait des boucliers en carton pour nous défendre des boules de neige… Je veux maintenant répondre à Paul :

J’ai trouvé tes vers très jolis. La Bonti-Pervenche est très tendre. La Vengeance d’Alix est sublime. Je ne suis pas si bon poète que vous, je ne fais encore que scander les vers d’Ovide. Je suis bien aise d’apprendre que tu

  1. Fernand n’avait rien fait de bien extraordinaire, cependant on avait remarqué son ardeur à porter secours et son mépris du danger.