Milton est une langue composée, savante, et dont la lecture est un véritable travail. Quelques morceaux choisis du Paradis perdu sont dans la mémoire de tout le monde ; mais, à l’exception d’un millier de vers de cette sorte, il reste onze mille vers qu’on a lus rapidement, péniblement, ou qu’on n’a jamais lus.
Voilà assez de remarques pour les personnes qui savent l’anglais et qui attachent quelque prix à ces choses-là ; en voilà beaucoup trop pour la foule des lecteurs : à ceux-ci il importe fort peu qu’on ait fait ou qu’on n’ait pas fait un contre-sens, et ils se contenteraient tout aussi bien d’une version commune, amplifiée ou tronquée.
On dit que de nouvelles traductions de Milton doivent bientôt paraître ; tant mieux ! on ne saurait trop multiplier un chef-d’œuvre : mille peintres copient tous les jours les tableaux de Raphaël et de Michel-Ange. Si les nouveaux traducteurs ont suivi mon système, ils reproduiront à peu ma traduction ; ils feront ressortir les endroits où je puis m’être trompé : s’ils ont pris le système de la traduction libre, le mot à mot de mon humble travail sera comme le germe de la belle fleur qu’ils auront habilement développée.
Me serait-il permis d’espérer que si mon essai n’est pas trop malheureux, il pourra amener quelque jour une révolution dans la manière de traduire ? Du temps d’Ablancourt les traductions s’appelaient de belles infidèles ; depuis ce temps-là on a vu beaucoup d’infidèles qui n’étaient pas toujours belles : on en viendra peut-être à trouver que la fidélité, même quand la beauté lui manque, a son prix.
Il est des génies heureux qui n’ont besoin de consulter personne, qui produisent sans effort avec abondance des choses parfaites : je n’ai rien de cette félicité naturelle, surtout en littérature ; je n’arrive à quelque chose qu’avec de longs efforts ; je refais vingt fois la même page, et j’en suis toujours mécontent : mes manuscrits et mes épreuves sont, par la multitude des corrections et des renvois, de véritables broderies, dont j’ai moi-même beaucoup de peine à retrouver le fil[1]. Je n’ai pas la moindre confiance en moi ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l’on juge et que l’on voit mieux que moi.
- ↑ C’est l’excuse pour les fautes d’impression, si nombreuses dans mes ouvrages. Les compositeurs fatigués se trompent malgré eux, par la multitude des changements, des retranchements ou des additions.