Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/226

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retentissait encore le son de ces paroles persuasives qui lui paraissaient remplies de raison et de vérité. Cependant l’heure de midi approchait et réveillait dans Ève un ardent appétit qu’excitait encore l’odeur si savoureuse de ce fruit ; inclinée qu’elle était maintenant à le toucher et à le goûter, elle y attachait avec désir son œil avide. Toutefois, elle s’arrête un moment et fait en elle-même ces réflexions :

« Grandes sont tes vertus sans doute, ô le meilleur des fruits ! Quoique tu sois interdit à l’homme, tu es digne d’être admiré, toi dont le suc, trop longtemps négligé, a donné dès le premier essai la parole au muet et a enseigné à une langue incapable de discours, à publier ton mérite. Celui qui nous interdit ton usage ne nous a pas caché non plus ton mérite, en te nommant l’arbre de science à la fois et du bien et du mal. Il nous a défendu de te goûter, mais sa défense te recommande davantage, car elle conclut le bien que tu communiques et le besoin que nous en avons : le bien inconnu assurément on ne l’a point, ou si on l’a, et qu’il reste encore inconnu, c’est comme si on ne l’avait pas du tout.

« En termes clairs, que nous défend-il, lui ? de connaître ; il nous défend le bien ; il nous défend d’être sages. De telles prohibitions ne lient pas… Mais si la mort nous entoure des dernières chaînes, à quoi nous profitera notre liberté intérieure ? Le jour où nous mangerons de ce beau fruit, tel est notre arrêt, nous mourrons… Le serpent est-il mort ? il a mangé et il vit, et il connaît, et il parle, et il raisonne, et il discerne, lui jusqu’alors irraisonnable. La mort n’a-t-elle été inventée que pour nous seuls ? ou cette intellectuelle nourriture à nous refusée, n’est-elle réservée qu’aux bêtes ? qu’aux bêtes ce semble : mais l’unique brute qui la première en a goûté, loin d’en être avare, communique avec joie le bien qui lui en est échu, conseillère non suspecte, amie de l’homme, éloignée de toute déception et de tout artifice. Que crains-je donc ? ou plutôt sais-je ce que je dois craindre dans cette ignorance du bien et du mal, de Dieu ou de la mort, de la loi ou de la punition ? Ici croît le