Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rions-nous à allumer son plus grand courroux, qui, monté à la plus grande fureur, nous consumerait et annihilerait à la fois notre substance ? beaucoup plus heureux que d’être misérables et éternels ! Ou si notre substance est réellement divine et ne peut cesser d’être, nous sommes dans la pire condition de ce côté-ci du néant, et nous avons la preuve que notre pouvoir suffit pour troubler son ciel et pour alarmer par des incursions perpétuelles son trône fatal, quoique inaccessible : si ce n’est là la victoire, du moins c’est vengeance. »

Il finit en sourcillant ; et son regard dénonçait une vengeance désespérée, une dangereuse guerre pour tout ce qui serait moins que des dieux. Du côté opposé se leva Bélial, d’une contenance plus gracieuse et plus humaine.

Les cieux n’ont pas perdu une plus belle créature : il semblait créé pour la dignité et les grands exploits ; mais en lui tout était faux et vide, bien que sa langue distillât la manne, qu’il pût faire passer la plus mauvaise raison pour la meilleure, embrouiller et déconcerter les plus mûrs conseils. Car ses pensées étaient basses ; ingénieux aux vices, mais craintif et lent aux actions plus nobles : toutefois il plaisait à l’oreille, et avec un accent persuasif il commença ainsi :

« Je serais beaucoup pour la guerre ouverte, ô pairs, comme ne restant point en arrière en fait de haine, si ce qui a été allégué comme principale raison pour nous déterminer à une guerre immédiate, n’était pas plus propre à m’en dissuader, et ne me semblait être de sinistre augure pour tout le succès : celui qui excelle le plus dans les faits d’armes, plein de méfiance dans ce qu’il conseille et dans la chose en quoi il excelle, fonde son courage sur le désespoir et sur un entier anéantissement, comme le but auquel il vise, après quelque cruelle revanche.

« Premièrement, quelle revanche ? Les tours du ciel sont remplies de gardes armés, qui rendent tout accès impossible. Souvent leurs légions campent au bord de l’abîme, ou d’une aile obscure fouillent au loin et au large les royaumes de la nuit,