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CHEZ LES FOUS


Une cour dans un asile.

Quelques fous se promènent sous les arbres, tristes ou hagards ; quelques fous sont assis sur des bancs, têtus. Contre les murs, dans des angles, quelques fous sont prostrés ; il y en a qui gémissent ; il y en a qui rient d’un rire immémorial ; il y en a qui sont plus silencieux, plus immortels, plus morts que des cadavres. La cour est fermée par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards fous. Aucune échappée sur de la liberté et de la joie ; toujours le même carré de ciel. Et l’on entend, venant on ne sait d’où, on ne sait de quelles chambres de tortures, on ne sait de quelles invisibles tombes, on ne sait de quelles lointaines limbes, et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de hurlements bâillonnés. Un vieillard saute à cloche-pied, sur des jambes débiles et tremblantes, le corps ramassé, les coudes plaqués contre les hanches. Il y en a qui marchent très vite, emportés vers quels buts ignorés ? Il y en a qui se livrent, avec eux-mêmes, à des conversations querelleuses.

Un visiteur entre dans la cour, accompagné du directeur. Alors, les fous s’agitent, se groupent, chuchotent, délibèrent, discutent, tendant vers les arrivants des regards sournois et méfiants. On voit aussitôt se lever et remuer, dans l’air, des gestes grimaçants, des mains très pâles, qui ressemblent à des vols d’oiseaux effrayés. Les surveillants passent parmi les groupes et, bourrus, les exhortent au calme. Des colloques s’engagent : « Est-ce le préfet ? — Vas-y, toi ? — Non, toi. — Il ne me comprend pas quand je lui parle. — Il ne m’écoute jamais. — Il faut pourtant demander à ce qu’on ne nous donne plus des crapauds dans notre soupe. — Il faut obtenir qu’on nous mène un peu dans la campagne. — Vas-y, toi ! — Non, toi. — J’y vais. — Et quelques fous