Aller au contenu

Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout ce qui se plaint, tout ce qui souffre sur la terre… de l’invisible dans de l’impalpable…

— Lucien ! Lucien ! je t’en prie, ne parle pas comme ça, tu me fais peur…

J’étais atterré… Dans la pénombre où nous marchions, il me semblait voir d’étranges, d’insoutenables lueurs grimacer dans les yeux et sur les lèvres de Lucien, qui me dit, d’un ton sourd :

— Mon petit, quand tu auras regardé ce qui passe dans le ciel, eh bien ! tu m’en diras des nouvelles… Tu n’as rien vu encore… Tu n’as rien compris…

Nous rentrâmes chez nous. Je n’avais pas envie de dormir, et après avoir fureté quelque temps, dans ses cartons, Lucien me demanda :

— As-tu travaillé au moins ?… Lis-moi quelque chose.

Il ne me laissa de répit que je ne lui eusse lu quelques pages d’une nouvelle cent fois commencée, et abandonnée.

Ce fut lui qui m’interrompit dans ma lecture…

— C’est bien ! c’est bien ! me dit-il… Je ne connais rien à la littérature… Mais j’ai, là-dessus, des idées comme tout le monde… Veux-tu que je te dise ?… Ça ne vaut rien… C’est trop clair…Tu es pour l’École de deux et deux font quatre !…

Quoique mon sentiment fût que ces lignes, écrites avec tant de peine, manquassent absolument de qualités, je me sentis piqué de me l’entendre dire aussi brutalement.

— Eh bien ! quoi ! fit Lucien ! De l’orgueil !… C’est complet ! Ah ! pauvre petit imbécile ! Mais imprègne-toi de ceci, que l’art n’est pas fait pour établir que 2 et 2 font 4… L’art n’est fait que pour aller chercher la beauté cachée sous les choses… À quoi bon écrire ce que tout le monde sait !… Le premier huissier et le premier vaudevilliste venus seront, sous ce rapport, toujours plus forts que toi !… Sois obscur, nom d’un chien ! L’obscurité est la parure suprême de l’art… C’est sa dignité aussi !… Il n’y a que les mufles et les professeurs qui écrivent clairement ! C’est qu’ils n’ont jamais senti que tout est mystère, et que le mystère ne s’exprime pas comme un calembour ou comme un contrat de mariage… Est-ce que la nature est claire ?… Il est temps que tu viennes sur mon pic et que tu interroges le ciel !… C’est là qu’est la vérité et la beauté…

Et, se levant, il ajouta :

— J’en ai assez de Paris… nous partirons demain.