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Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/117

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basse mysticité, et, pourtant, peu à peu, je me suis, sans le savoir, laissé prendre, envahir, par toutes ces théories trompeuses qui corrodent l’air que nous respirions, nous autres jeunes gens, avides de nouveauté, facilement portés à croire que le beau, c’est le bizarre !… Au lieu de travailler méthodiquement, d’apprendre à dessiner un beau mouvement de nature, une belle forme de vie, de chercher le simple et le grand, j’ai fini par penser que le heurté, le déformé, c’était tout l’art !… Et voilà où j’en suis aujourd’hui !… Je suis fichu !… J’ai un métier et je ne puis pas m’en servir… Alors quoi ?…

Il se redressa un peu sur le banc, et d’une main fébrile, tremblante, il dessina, sur le sable, des lignes droites, des formes carrées.

— Tiens !… sais-tu pourquoi, aujourd’hui, on fabrique des meubles si prodigieusement laids, si chargés de sculptures hideuses, d’ornements qui font vomir un homme de goût ? Ah ! mon Dieu tout simplement, parce que les menuisiers ne connaissent plus leur métier. Ils ne peuvent plus menuiser une belle ligne, ni établir une belle harmonie de proportions… Alors, ils te fichent du décor à tire-la-rigot !… C’est pourtant beau une table sans moulure, sans rien que la ligne, hein ?… Oui, mais voilà !… C’est trop difficile !… Je suis comme ces menuisiers !… C’est pour masquer mon impuissance que je vais cherchant toutes les folies dont je meurs, car tu sais, mon petit, j’en meurs !… Ou plutôt j’en crève !… Oh ! avoir une belle santé d’art, comme le père Corot… Tiens, comme Claude Monet, comme Camille Pissarro !… Est-ce que ce n’est pas du rêve, aussi, leur peinture ?… Est-ce que dans cet admirable équilibre de leur cerveau, on ne sent pas l’enthousiasme, l’éternelle jeunesse de la poésie, l’ardeur des imaginations créatrices ?… Et ils savent !… Ce sont de profonds ouvriers !… Ah ! savoir.

— Ne peux-tu donc t’astreindre à un travail méthodique ? dis-je à Lucien… si