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V

Saint Latuin était le patron de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle de l’ère chrétienne, il avait chassé, du pays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. On raconte, dans des livres très anciens et de très bonne foi, que son ombre seule guérissait les malades et ressuscitait les morts. Il avait encore des pouvoirs bien plus étranges et plus beaux. Mais tout cela est un peu brouillé dans ma mémoire. À n’en pas douter, c’était un grand saint, et comme il en existe peu dans toute la chrétienté.

La cathédrale diocésaine gardait précieusement, enfermés dans un reliquaire de bronze doré, quelques restes authentiques et poussiéreux de ce magique saint Latuin. Son culte, entretenu dans les âmes, par les savantes exégèses du curé, était fort en honneur chez nous. Malheureusement, la paroisse ne possédait de son vénéré patron qu’une grossière et vague image de plâtre, indécemment délabrée et tellement insuffisante que les vieux du pays se rappelaient avoir connu, dans leur jeunesse, cette même image, pour figurer, tour à tour et suivant les besoins, les traits de saint Pierre et ceux de saint Roch. Ces avatars successifs, nullement miraculeux, manquaient vraiment de dignité, non moins que de suggestion, et pouvaient servir de thème aux irrespectueuses plaisanteries des ennemis de la Foi. Cela navrait le curé. À force d’intrigues et de démarches, celui-ci obtint de l’évêque qu’il se dessaisît du reliquaire et qu’il en fît don à notre paroisse. Ce fut une grande joie, que cette nouvelle annoncée, un dimanche