Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/43

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ture qui avaient, un moment, soutenu mon intellect à une hauteur convenable, qui m’avaient préservé des bassesses contagieuses, où croupissaient mes sœurs, étaient tombés. Je n’avais plus de désirs, d’inspirations, vers les grandes choses, j’étais mûr pour faire un soldat, un notaire, ou tel fonctionnaire larveux qu’il plairait à mon père que je fusse… Et je ne songeais pas à discuter les décisions ultérieures qu’il prendrait contre mon honneur.

Il y eut alors de longs conseils de famille, où toutes les positions sociales furent passées en revue. Il n’était nullement question des aptitudes que je pouvais montrer pour telle ou telle fonction, mais seulement des avantages sociaux et pécuniaires, qu’elle comportait. Il résulta de ces interminables conciliabules, qui se passaient d’ailleurs en dehors de moi, que rien ne prenait, et qu’en attendant une détermination, je travaillerais à copier des rôles chez un notaire.

— C’est un bon exercice, disait mon père, et qui réserve l’avenir.

C’est à cette époque que se passa, dans ma vie, un extraordinaire événement, et qui m’apprit ce que c’est que l’amour.

Ma tante, je l’ai dit, était une femme singulière, et qui ne mettait pas beaucoup de logique dans ses actions. Un jour, elle m’accablait de tendresse et de cadeaux ; le jour suivant, elle me battait, sans raison. En tout ce qu’elle faisait, elle semblait obéir aux suggestions d’une incompréhensible folie. Quelquefois, elle restait des journées entières, enfermée dans sa chambre, triste, pleurant on ne sait pourquoi. Et le lendemain, elle chantait, prise de gaietés bruyantes, et de dévorantes activités. Souvent je l’ai vue remuer, dans le bûcher, de grosses bûches de bois, bêcher la terre, plus ardente au travail qu’un terrassier. Elle était fort laide, si laide que jamais personne ne l’avait demandée en mariage. On pensait, dans la famille, qu’elle souffrait beaucoup de son état de vieille fille. La figure couperosée, la peau sèche et comme brûlée, soulevée en squames, par du feu intérieur, les cheveux rares et courts, très maigre, un peu voûtée, ma pauvre tante était vraiment désagréable à voir. Ses subites tendresses me gênaient plus encore que ses colères. Elle avait, en m’embrassant furieusement, des gestes si durs, des mouvements si brusques, que je préférais encore qu’elle me pinçât le bras.