Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/45

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— Je t’assure, ma tante… insistai-je.

Mais je n’eus pas le temps d’achever ma phrase… Enlacé, étouffé, broyé par mille bras, on eût dit, par mille bouches, je sentis l’approche de quelque chose d’horrible, d’inconnu, puis l’enveloppement, sur moi, d’une bête atroce… Je me débattis violemment… je repoussai la bête des dents, des coudes, des ongles, de toute la force décuplée par l’horreur de son corps.

— Non… non… je ne veux pas… criai-je… Ma tante, je ne veux pas… je ne veux pas…

— Mais tais-toi donc, imbécile !… râlait ma tante, ses lèvres roulant sur mes lèvres…

— Non ! cessez, ma tante… cessez… Ou j’appelle maman !…

L’étreinte mollit, quitta ma poitrine, mes jambes ; mes lèvres délivrées purent aspirer une bouffée d’air frais… et entre les branches, je vis ma tante, fuyant, dans l’allée, vers la maison.

Je n’osai rentrer que le soir, à l’heure du dîner, inquiet à l’idée de revoir ma tante.

— Ta tante est partie, me dit mon père, le front soucieux… Elle a eu une discussion avec tes sœurs… Elle est partie…

Et il ajouta :

— Oh ! je la connais… Elle ne reviendra pas… C’est embêtant… Trois mille francs de rentes perdues… C’est embêtant !

Le dîner fut morose et silencieux. Chacun regardait la place vide.

Nous n’avons jamais revu ma tante ; jamais nous n’avons eu de ses nouvelles.

Ô ma pauvre tante, créature lamentable et douloureuse, où es-tu ?… Et pourquoi ne t’ai-je pas donné le bonheur que tout le monde t’avait refusé ?