Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/53

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embarrassé sur une chromo-lithographie, pendue au mur. La vieille dame reprit :

— Et ça vous avancera bien, tous, que cette petite ait un châle de l’Inde, si elle n’a rien à manger…

— Ma fille ? rien à manger, interrompit mon père, qui se planta tout droit et presque menaçant devant la vieille femme, dont le visage se plissa ignoblement… Et pour qui me prenez-vous, Madame ?

Mais elle s’obstina :

— Un châle de l’Inde !… Je vous demande un peu !… Savez-vous ce que cela coûte seulement !…

— Je n’ai pas à le savoir !

Ma mère, de plus en plus pâle, dit :

— Madame ! C’est l’habitude !… Un trousseau est un trousseau !… Nous n’avons pas demandé de dentelles, bien que, dans notre position, nous aurions pu exiger aussi un châle de dentelles… Mais le châle de l’Inde !… Voyons, ça ne serait pas un mariage sérieux.

— Eh bien, non ! Si vous voulez un châle de l’Inde, vous le paierez…

Ma sœur, dont les yeux étaient pleins de larmes, sanglota, s’étouffa dans son mouchoir. Elle hoquetait douloureusement. La minute fut poignante.

— Ma fille ! s’écria mon père.

— Ma pauvre enfant ! s’écria ma mère.

— Mademoiselle, mademoiselle ! s’écria le receveur de l’enregistrement, dont les bras allaient et venaient, comme s’ils eussent poussé une longue queue sur un énorme billard…

Entre ses hoquets, ses sanglots, ma sœur suppliait d’une voix sourde, d’une voix étouffée dans le paquet humide de son mouchoir.

— Je n’en veux pas !… du châle… de l’Inde… Je veux me marier !…

On l’entraîna dans sa chambre… Elle se laissait conduire, ainsi qu’une chose inerte, et elle ne cessait de répéter :

— Je veux me marier !… je veux me marier…

Elle se maria, en effet, sans châle de l’Inde… puis elle partit… Mon autre sœur aussi, se maria, sans châle de l’Inde… puis elle partit…

Et je n’entendis plus le glapissement de mes sœurs… Un silence envahit la maison… Mon père devint très triste… Ma mère pleura, ne sachant que faire de ses longues journées… Et les serins, dans leur cage abandonnés, périrent, l’un après l’autre… Moi, je copiais des rôles, chez le notaire ; et je regardais d’un œil intéressé, le défilé de toutes les passions de tous les crimes, de tous les meurtres, que met dans l’âme des hommes le désir de posséder un champ…