Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/57

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vie mortelle fleurissent les jardins de lumière où les justes et les bons goûtent l’éternelle paix !

J’étais naturellement gauche et irrésolu. La moindre difficulté me trouvait toujours désarmé, ignorant de ce qu’il fallait faire, tremblant à l’idée de faire quelque chose. En face de cette nécessité d’agir que me commandait l’affreuse réalité, mon embarras fut extrême. Je ne pouvais me décider à prendre un parti, à accepter la plus petite responsabilité dans tout cela. Un moment, comprenant que je ne me débrouillerais pas au milieu de tous les détails des obsèques, des lettres à écrire, des mille obligations différentes et pénibles où vous met un événement de cette nature, je songeai à me tuer. Je ne voyais pas d’autre moyen de sortir d’embarras.

Et puis, qu’allais-je devenir, maintenant, si seul ? Comment vivrais-je dans cette ombre où la mort m’avait, tout d’un coup, plongé ? Bien souvent, j’avais rêvé la solitude, j’avais souhaité d’être libre de moi-même. Et voilà que cette solitude et cette liberté m’effrayaient comme une prison… Je n’avais même plus la sensation du sol, sous mes pieds… Un grand vide peuplé d’étranges et cruels fantômes m’entourait… Mieux valait mourir.

Un ami de la famille voulut bien enfin me secourir. Il se substitua à moi, avec un dévouement d’abord timide, puis bientôt admirable d’héroïsme. Durant ces horribles journées, les formalités étaient vite remplies. Rapidement, on enterrait les morts, dans de grandes fosses, à l’avance creusées, sans attendre les délais réglementaires. Seuls nous accompagnâmes les deux cercueils, à l’église, où de courtes prières furent dites, puis au cimetière, où il fallut attendre deux heures la venue des fossoyeurs. Puis, mes sœurs, mandées par dépêche, arrivèrent avec leurs maris. La maison était vide quand elles y pénétrèrent, plus pâles de peur que d’affliction. Elles crurent pourtant, par décence, devoir gémir et pleurer.

— Ah ! mon pauvre père !… fit l’une.

— Ah ! ma pauvre mère ! fit l’autre.

Mon beau-frère demanda d’un air soupçonneux :

— A-t-on mis les scellés partout ?

Et ce fut tout.

Elles ne voulurent pas revoir la chambre funèbre et me tinrent constamment éloigné d’elle…

Comment étaient-ils morts ?… Avaient-ils prononcé leurs noms ?… Elles ne me demandèrent rien ; et elles s’installèrent dans le salon pour passer la nuit sur des lits improvisés.