Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/71

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disait ; et, la plupart du temps, il s’enfermait à double tour, voulant être seul, sans nul bruit autour de lui. Quand j’arrivais à l’heure habituelle, je le trouvais toujours devant sa toile fraîche de peinture, assis sur un escabeau bas, le corps tendu, ployé en avant, le menton dans les mains, et fumant avec rage une grosse pipe. Souvent il ne m’entendait pas entrer. Et, bien que je fusse là, près de lui, il semblait ne pas me voir ; peut-être, ne me voyait-il pas — et il restait de longues minutes, silencieux, la figure grimaçante, les yeux emplis d’un feu sombre, à regarder sa toile.

— Ah ! c’est toi ! disait-il ensuite, du ton d’un homme ennuyé qu’on le dérange.

Il se levait, arpentait l’atelier d’un pas fébrile, heurtait sa pipe contre les murs, pour en faire tomber les cendres, et criait, de temps en temps :

— Cochon que je suis !… Salop !… Misérable salop !… Et dire pourtant que je sens ça !… que je comprends ça… et que jamais, jamais, je ne pourrai rendre ça !… et que jamais, jamais, je ne pourrai rendre rien, rien…

Puis, tout d’un coup, m’empoignant le bras, rudement et m’amenant devant sa toile, il me demandait :

— Voyons, toi !… dis-moi… que penses-tu ?… hein ! Est-ce assez ignoble !

Son art me troublait, par son audace et par sa violence. Il m’impressionnait, me donnait de la terreur, presque, comme la vue d’un fou. Et je crois bien qu’il y avait de la folie éparse en ses toiles. C’étaient des arbres, dans le soleil couchant, avec des branches tordues et rouges comme des flammes ; ou bien d’étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d’étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d’un bastringue. C’étaient des faces d’énigme, des bouches de mystère, des projections de prunelles hagardes, vers on ne savait