Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/9

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des taupes… Parbleu c’est clair !… Tu comprends bien que…

L’incohérence de ces paroles m’était pénible. Je voulus détourner le cours de cette conversation démente.

– Travailles-tu, au moins ?… demandai-je en l’interrompant… Tu avais du talent, autrefois…

– J’ai… c’est-à-dire… autrefois j’ai travaillé… j’ai noté mes impressions… toutes les pensées qui me trottaient par la tête… Mais que veux-tu ?… je n’ai pas un livre… je n’ai personne… je ne connais de l’histoire actuelle que ce que m’en disent les mariniers, et aussi quelques numéros du Petit Journal, oubliés sur les tables de l’auberge…

– Raison de plus… pour que cela soit bien… Du moins, ce que tu as écrit est à toi…

– J’ai peur que cela soit un peu fou, peut-être… Si tu veux, je te les donnerai… les feuillets… Tu les emporteras, tu les liras…

– Et pourquoi ne continues-tu pas ?

– Je n’ai pas le temps… je n’ai plus le temps… Ou le matin, je descends à l’écluse… et je passe la journée à me promener sur les quais, ou bien à boire avec les marins… J’ai même trouvé une chose très bien… Quand un étranger vient à l’écluse… Je l’aborde et je lui dis : « Monsieur vient sans doute, pour visiter l’abbaye… C’est la seule chose curieuse du pays… belle architecture. » Et je le force à monter le pic avec moi. Mais il y a très peu d’étrangers…

– Alors, dis-je en riant, tu es aussi un farceur ?

– Mais non !… Ça n’est pas par farce… C’est pour être avec quelqu’un, c’est pour causer avec quelqu’un, pour apprendre des choses… Seulement je n’ai rencontré, jusqu’ici, que des imbéciles et qui, tous, me répètent la même phrase : « Une belle vue… mais c’est dommage qu’il y ait de la brume… On ne voit pas les choses assez nettement ! »

Nous étions arrivés sur le quai. Le quai était désert. Sur l’un des chalands, une femme étendait du linge, un homme pompait, en faisant d’étranges grimaces… Et l’on entendait l’eau bouillonner contre le barrage.

Nous entrâmes dans l’unique auberge. Des grosses voix, de la fumée, une odeur forte d’alcool et de boissons suries, de beurre rance, de friture âcre.