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Page:Mirbeau - En route, paru dans l’Écho de Paris, 14 juillet 1891.djvu/3

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Le mari (solennel et dur)

J’en ai chargé Édouard…

La grosse dame (regardant effarée autour d’elle).

Et mes cannes neuves ?… Nous avons oublié mes cannes neuves.

Le mari (indiquant le filet, d’un geste solennel).

Elles sont dans le filet… C’est moi qui les ai mises dans le filet.

La grosse dame

Ah ! que j’ai eu peur !… Il n’aurait plus manqué que cela !… C’est vrai aussi !… tant de commissions !… On perd la tête ! (Elle soupire… silence).

(À ce moment, une jeune femme monte dans le wagon, et s’installe au coin resté inoccupé… Son passage menu et charmant parfume le wagon d’une odeur légère de peau d’Espagne. Elle est habillée d’un costume de lainage gris, de coupe élégante, avec, sous la jaquette, une chemisette blanche semée de pois roses, et une minuscule cravate de batiste, autour d’un col droit. Elle enlève sa voilette, tiraille une petite mèche roussâtre, donne une tape pour redresser son chapeau marin, et s’accote, bien au fond de sa place, le menton baissé, les yeux remontés, dans une pose harmonieuse, sans paraître s’occuper autrement de ses voisins. Dès son entrée, le monsieur aux favoris blancs a flairé l’air et passé la langue sur ses lèvres, d’une façon gourmande. Il ne quitte pas la jolie femme du regard, d’un regard qui, sous l’émotion, de plus en plus s’aiguise… Le train part…)