Page:Mirbeau - Histoire d’une minute, parue dans le Figaro, 17 mars 1888.djvu/8

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pas mangé depuis deux jours… peut-être aussi, faute de quelques francs, allait-elle être chassée du logis misérable qu’elle habitait… peut-être… peut-être… J’imaginais les choses les plus noires, les plus navrantes détresses… Et cette idée me poursuivait qu’elle devait posséder des lettres de Derbois, des lettres, des lettres, des lettres… Ces lettres, je les voyais, rangées au fond d’un tiroir… Cela m’enhardit et me calma tout ensemble. — Mentalement, armé du seul soupçon de ces lettres, je doublai, je triplai, je quadruplai la somme que j’avais l’intention de demander à Derbois… Tout à l’heure, j’entrerais dans son cabinet, non plus timide, non plus rampant, non plus suppliant, j’entrerais le front haut, la moustache ironique, l’œil plein de menaces !… j’entrerais et je dirais : « Cette femme… ha ! ha ! je la connais, cette femme qui… cette femme que… ha ! ha !… Et ces lettres, tes lettres, je les ai lues, ha ! ha !… Ces lettres qui… ces lettres que… ha ! ha ! » Derbois pâlirait, se troublerait, et, ouvrant sa caisse avare, il couvrirait d’or mon silence…