Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/197

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des hommes d’équipe passèrent, roulant des paquets et des colis.

— Voilà le train ! dit mon père… reculez-vous…

J’entendis aussitôt un coup de sifflet d’abord lointain, puis se rapprochant, un coup de sifflet qui m’entra dans le cœur comme un coup de couteau. Le beuglement d’un cor répondit. Et ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidable d’une avalanche qui se précipitait sur nous. Je crus que tout ce vacarme, que toute cette secousse dont le ciel et la terre étaient ébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, qui mugissait, qui crachait de la flamme et vomissait de la fumée, je crus que tout cela était mon oncle, et je fermai les yeux. Alors, pendant quelques secondes, je me sentis entraîné, tiraillé dans tous les sens, bousculé contre des gens, contre des paquets.

— Mais tiens-toi donc ! disait ma mère… Voyons, mon petit Albert, fais bien attention…

Subitement, je m’étais arrêté. En rouvrant les yeux, devant moi, je vis une chose noire, longue, anguleuse, qui descendait à reculons d’un wagon, une chose que terminait, par le bas, un énorme pied, tâtant le vide et cherchant un point d’appui. Nous étions tous les trois, derrière cette chose aux flancs de laquelle battait un sac de nuit, rayé de bandes rouges et vertes, nous étions tous les trois rangés militairement, sur une seule ligne, anxieux et pâles. Et aucun de nous, immobilisés par l’émotion, ne bougeait. La chose se re-