Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heure-ci, je gonfle, je gonfle du double… C’est très inquiétant… Qu’en pensez-vous, monsieur Dervelle ?

— Un peu de dyspepsie, sans doute, professait mon père… Les fonctions sont bonnes… régulières ?

Et Mme  Robin, baissant les yeux, minaudait :

— Mon Dieu, oui… à peu de choses près… C’est-à-dire… Enfin… Ah ! que les médecins ont donc des questions qui dépoétisent, n’est-ce pas, chère madame ?… Vraiment, je n’aimerais pas être médecin… On doit en voir de toutes les couleurs… Et puis, j’ai horreur des malades… Ça me fait l’effet de bêtes !

Je la détestais, ayant eu à pâtir de ses méchancetés. Mme  Robin avait deux fils : l’un, Robert, garçon de vingt-trois ans, soldat en Afrique, dont on évitait de parler, et qui jamais ne venait à Viantais ; l’autre, Georges, de deux ans moins âgé que moi, un pauvre être souffreteux et difforme, que sa mère montrait rarement, honteuse de son visage fripé, de ses petites jambes torses, de la faiblesse de ce corps d’enfant tardif et mal venu… Ma figure, qui passait pour jolie, ma santé robuste me donnaient, sur le pitoyable avorton, une supériorité qui m’eût fait l’aimer tendrement. Il était, d’ailleurs, doux et bon, et si résigné ! J’eusse souhaité qu’il devînt le compagnon habituel de mes jeux, heureux de le protéger, de me servir de ma force en faveur de sa débilité. Lui aussi le désirait, je le devinais à son regard implorant, d’où partaient vers moi les élans de son âme, comprimée et plaintive, son regard de prisonnier, avide de soleil et