Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/242

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femme s’installa devant une table, tira de son nécessaire une foule de petits carnets, un encrier, une plume et me dit :

— Maintenant, soyons sérieux… Qu’avez-vous dépensé, aujourd’hui, mon cher trésor ?

Je fus abasourdi par cette question.

— Je n’en sais rien, mon amour… répondis-je… Comment voulez-vous que je le sache ?… Et puis, vraiment, est-ce bien l’heure ?

— C’est toujours l’heure d’avoir de l’ordre ! formula-t-elle… Voyons, rappelez-vous.

Ce fut une longue et fastidieuse besogne.

Les comptes terminés et la balance établie, il arriva qu’il manquait dix francs, dix francs dont on ne pouvait retrouver l’emploi ! Ma femme fit et refit les comptes, la bouche soucieuse et le front obstiné, un front où, dans la pureté radieuse d’un épiderme nacré, se creusaient deux plis horribles, comme en ont les vieux comptables.

— Parbleu ! je me souviens, m’écriai-je pour en finir avec une situation qui m’était douloureuse, ce sont les dix francs de pourboire que j’ai donnés au garçon du restaurant.

— Dix francs de pourboire ! s’exclama ma femme. Est-ce possible !… Mais je pense que vous êtes fou…

Et, après m’avoir longtemps examiné d’un regard aigu, d’un regard inexprimable, où il y