Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/260

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Par quel prodige cette femelle inconsciente, qui n’avait gardé des sentiments humains que les obscurs et sauvages instincts de la brute originelle, devint-elle une mère admirable ? C’est dans la pourriture, dans la décomposition organique que la vie s’élabore, pullule et bouillonne ; c’est dans le fumier qu’éclosent les plus splendides fleurs et les plantes les plus généreuses.

Je crois bien que jamais un enfant de riche ne fut choyé, caressé, pourvu de tout, comme le fut l’enfant de cette pauvresse. Et, à mesure que ce petit corps, soigné, baigné, parfumé, nourri de bonnes choses, vêtu de chauds lainages et de linges bien blancs, s’emplissait de santé radieuse, de joie, et de vie luxuriante, le corps de la mère s’amaigrissait, se décharnait, devenait spectre ambulant, ambulant cadavre, un cadavre qu’animait seulement ce qui lui restait encore de chaleur acquise. Le soir, quand l’enfant gorgé de nourriture et de caresses s’endormait, elle trouvait encore la force de s’en aller offrir du plaisir aux rôdeurs nocturnes, et de râler l’amour, au fond des bouges, avec les passants.

Ma mère s’émut à la profonde tristesse de ce drame. Elle fit venir cette fille avec son enfant, l’habilla, la nourrit, lui donna de l’ouvrage généreusement payé, tenta de l’arracher à l’abjection de sa vie.