Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/270

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senti que son cœur battait, s’affolait, saignait ! Même lorsqu’elle m’obligeait, avec des gestes doux et habiles, à boire mes potions, elle restait, malgré soi, impérieuse et dominatrice. Jamais elle n’eut une de ces câlineries dont on berce les malades, ainsi que les petits enfants. Ses prières conservaient, sous la douceur de la voix, la dureté, presque l’insolence d’un ordre.

Souvent, le soir, je me souviens, en me réveillant des torpeurs de la fièvre, je l’apercevais, au fond de la chambre, en face de mon lit, assise entre les deux fenêtres, devant un petit bureau qu’elle avait fait apporter là. Elle griffonnait des chiffres sur ses carnets, établissait ses comptes de maison, se livrait à des opérations absorbantes et compliquées de caissier. Je ne voyais que son dos et sa nuque inclinée, presque noirs sur le fond éclairé de la tenture murale ; une ligne de lumière rose cerclait les formes si belles, si pures de ses épaules ; l’admirable et souple contour de son buste, puissant et délicat comme un bulbe de lis, vaporisait ses cheveux d’un mystère d’auréole. Au sortir des terreurs de la fièvre, j’aurais dû éprouver une délicieuse sécurité à cette présence protectrice de ma femme ; j’aurais dû en jouir comme, après un passage dans les ténèbres, on jouit d’un paysage de fraîcheur et de lumière. Non seulement je n’en jouissais