Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/179

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de seigle et de blé. Ils marchent, fusil au poing, œil attentif, narine frémissante, à distance régulière l’un de l’autre. J’ai choisi mon chasseur, un immense dolicocéphale, à barbe noire, harnaché comme pour une guerre sans merci, et je vais à côté de lui. À chaque pas qu’il fait sur le sol mou, il emporte des talles de blé, il s’acharne sur le blé, dont les frêles pousses verdissent à peine, et il insulte des bandes de moineaux qui se lèvent à son approche, et, en termes grossiers, il leur reproche de n’être pas des perdrix. À chaque minute, sa marche se fait plus agressive, plus colère. On entend des grondements sourds dans sa gorge. Il bouscule les pierres, les tas de fumier, les chaumes pourrissants et les jeunes mourons qui verdoient entre les mottes. De temps en temps, au loin, partent des volées de perdreaux, mais si loin que c’est à peine si on les distingue. Alors le chasseur rencolère. Il invective les perdreaux, les défie, les couvre d’outrages, ne pouvant pas les couvrir de plomb, et il me dit :

— Ils sont trop lâches pour venir à portée de mon fusil !…

Et il se met à philosopher :

— Du reste, en France, c’est partout la même chose… Tout fiche le camp… tout disparaît… les principes… les vertus… la gloire… le gibier… Nous sommes un peuple pourri, un