Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/46

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Elle mordillait avec rage un morceau d’écorce ; elle était si exaspérée, que je craignis un instant qu’elle ne fût prise d’une attaque de nerfs. Alors je la saisis dans mes bras, je la comblai de caresses et de mots berceurs.

— Calme-toi, ma chérie, murmurai-je… Oui, il est bien vrai qu’il y a un rapport, un rapport intime… Parbleu ! je le connais. C’était pour jouer, tu sais bien comme autrefois… Et puis, elle n’est pas rose… Une lune rose, c’est absurde… Une lune rose ! Ha ! ha ! ha !…

Dans le feu de mes dénégations, j’en arrivai à nier, non seulement la couleur rose de la lune, mais l’existence même de la lune.

Calmée et satisfaite, Claire rayonnait.

— Tu vois bien, mon chéri… Tu vois bien… Et puis, je t’en prie… Ne dis plus jamais que la lune est rose, jamais !

Ce soir-là même, — le soir de notre mariage — je compris qu’un abîme s’était creusé entre ma femme et moi. Peut-être existait-il depuis toujours, je serais aujourd’hui tenté de le croire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je l’apercevais pour la première fois. Hélas ! les jours, les mois qui suivirent me prouvèrent que l’abîme se creusait davantage, s’élargissait.