Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/102

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ses malheurs, comprenez-vous ? Un jour, il l’avait surprise avec un croupier de cercle ; un autre jour avec un cabot des Bouffes… Il y avait aussi une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt francs et les vieux pantalons de Charles. C’est plein d’idylles, ainsi que vous voyez… J’aime beaucoup Malterre, parce qu’il est bon et que sa bêtise m’attendrit… Il me faisait pitié vraiment… Mais que dire à des gens comme ça, dont l’amour est la grande affaire de la vie, et qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, et le lancer aux étoiles ?… Rien, n’est-ce pas ?… D’autant que le malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation… Il se vantait, en se tordant les bras de douleur, qu’elle fût sortie, non de la cuisse d’un concierge, mais de celle d’un médecin… Et il montrait des lettres d’elle, en insistant sur la correction de l’orthographe et le tour élégant des phrases !… Il semblait me dire : « Comme je souffre, mais comme c’est bien écrit. » Quelle pitié !

— Ah ! vous les aimez, les femmes, vous ! m’écriai-je, quand il eut fini sa tirade.

Et bêtement, j’ajoutai :

— On dirait que vous en avez beaucoup souffert !

Lirat haussa les épaules et sourit.

— Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française… Non, mon bon ami, je n’en ai pas souffert ; j’en ai vu souffrir les autres et cela m’a suffi… comprenez-vous ?