Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/113

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priétaire, faire, chaque année, un voyage d’étude, il n’en demandait pas plus. L’argent ne le tentait point et je suis convaincu qu’il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers lui, je suis convaincu aussi que Lirat n’eût pu résister à la joie si humaine d’en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu’il ne voulût pas en convenir, quoiqu’il affectât de braver gaiement l’injustice, il la ressentait plus qu’un autre, et, dans le fond, il en souffrait cruellement. De même qu’il avait souffert de l’insulte, il souffrit aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L’article était rempli de bonnes intentions, de banalités et d’erreurs ; on voyait que son auteur n’était pas très familier avec les choses de l’art, et qu’il ne comprenait rien au talent du grand artiste.

— Vous avez lu ?… s’écria Lirat ; vous avez lu, hein, dites ?… Ces critiques, quels crétins !… à force de parler de moi, vous verrez qu’ils m’obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous ?… Est-ce qu’ils me prennent pour un vulgarisateur ?… Et puis, qu’est-ce que ça le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des chaussons de lisière ?… C’est de la vie privée, ça !

Pourtant, il avait rangé l’article, précieusement, dans un tiroir et, plusieurs fois, je le surpris, le relisant… Il avait beau dire, avec un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du public : « Eh bien, quoi ?… vous voudriez peut-être