Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/18

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de nous embêter avec toutes ses histoires… En voilà des bêtises ! » Puis, il allait se coucher, répétant d’une voix tranquille : — « Des amers, prends des amers. »

Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père fût médiocrement élevé, qu’elle ne trouvât en lui aucun des sentiments de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu’elle avait rêvés, elle ne pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, parfois, elle enviait, tout en en méprisant l’application à des choses qu’elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la bonne et vieille Marie, qui l’avait vue naître, était obligée souvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui donner à manger, comme on fait d’un petit enfant au berceau. En son besoin d’isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce visage de plus en plus morose, cette bouche d’où ne sortait jamais une parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion