Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se seraient détournés avec horreur, comme d’un chien galeux… Je hâtai le pas, relevant le collet de mon pardessus… L’épicière, qu’on appelait Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu’elles ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée… Heureusement qu’une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles de ces femmes… Le presbytère… la maison des sœurs… l’église… le Prieuré !… À cette heure, le Prieuré n’était rien qu’une masse noire, énorme, dans le ciel… Et pourtant, le cœur me manqua… Je dus m’appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine… À quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s’enflait, colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants…

Marie et Félix m’attendaient… Marie, plus vieille, plus ridée ; Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage…

— Ah ! monsieur Jean ! monsieur Jean !

Et, tout de suite, Marie, s’emparant de ma valise :

— Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean !… Je vous ai fait une soupe, comme vous l’aimiez, et puis j’ai mis un bon poulet à la broche.

— Merci ! dis-je… Je ne dînerai pas.

J’aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées… Eh bien, ma voix était dure, cassante. J’avais prononcé : « Je ne dînerai pas », sur un ton de