Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/240

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en comprendre le langage passionné, à ressentir l’émotion éparse dans les choses… vous me faisiez toucher du doigt la beauté immortelle… vous me disiez : « L’amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Une sensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, une lumière, un frisson, n’importe quoi de fugitif qui ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou des sons, c’est aimer !… L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création ! »… Et j’ai rêvé d’être un grand artiste !… Ah ! mes rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous ?… Voilà donc ce que j’ai fait de tout cela !… J’ai voulu l’amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais parti, avec des ailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté !… Et je ne suis plus qu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, les flancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien, Lirat, que je suis perdu, perdu, perdu !… et qu’il faut que je me tue !…

Alors, Lirat s’approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.

— Vous êtes perdu, dites-vous !… Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu’une vie d’homme est jamais perdue ?… Il faut vous tuer ?… Est-ce qu’un malade qui a la fièvre typhoïde crie : « Il faut me tuer »… Il dit : « Il faut me guérir »… Vous avez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-