Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/291

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grâce !… Non !… Les filles comme toi, on les assomme à coups d’or !… Tiens ! en voilà encore !… Tiens ! en voilà toujours !

Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la main le geste de jeter des millions à travers l’espace.

— Tiens, misérable ; tiens !

Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n’était point si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, et que je ne sondasse, d’un coup d’œil impatient, l’intérieur des voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue… Sur le boulevard, mon assurance tomba, et l’angoisse me ressaisit tout entier. De nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la bête dévorante, un instant chassée, s’abattit sur moi, plus féroce, enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair… Il avait suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette… Les théâtres me disaient : « Cette nuit elle était là, ta Juliette ; pendant que tu gémissais, l’appelant, l’attendant, elle se pavanait dans une loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi. » Les restaurants me disaient : « Cette nuit elle était là, ta Juliette… les yeux ivres de débauche, elle s’est vautrée sur nos divans disloqués, et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l’ont possédée »… Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringants, superbes, me disaient