Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/42

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de brume opaque. J’avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m’eût été impossible de les formuler, d’en expliquer la cause et l’objet ; il m’eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils m’emportaient ; j’avais des tendresses infinies où mon être se fondait, mais pour qui et pour quoi ? Je l’ignorais. Quelquefois, tout d’un coup, je me mettais à pleurer abondamment ; mais la raison de ces larmes ? En vérité, je ne la savais pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’avais de goût à rien, que je n’apercevais aucun but dans la vie, que je me sentais incapable d’un effort. Les enfants se disent : « Je serai général, évêque, médecin, aubergiste. » Moi, je ne me suis rien dit de semblable, jamais : jamais je ne dépassai la minute présente ; jamais je ne risquai un coup d’œil sur l’avenir. L’homme m’apparaissait ainsi qu’un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans un ciel d’orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j’étais, m’accablait et m’effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon père, ni à mon précepteur, ni à personne ; je n’avais pas un camarade, pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m’aimer. Mon père et mon précepteur se désolaient de mon « peu de dispositions » et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d’esprit. Malgré tout, je fus reçu à mes exa-