Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/44

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les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par ces sons, par la perversion et par l’étrangeté de ce contact si nouveau pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, indifférentes l’une à l’autre, sans un lien apparent ; puis d’autres surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours… et plus je ressentais l’accablement de mon inexorable solitude. À Saint-Michel, si j’étais bien seul, du moins j’y connaissais les êtres et les choses. J’avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit ; un dos de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d’un chemin, un pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme ; tout m’y était familier, sinon cher. À Paris, tout m’était inconnu et hostile. Dans l’effroyable hâte où ils s’agitaient, dans l’égoïsme profond, dans le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, comment retenir, un seul instant, l’attention de ces gens, de ces fantômes, je ne dis pas l’attention d’une tendresse ou d’une pitié, mais d’un simple regard !… Un jour, je vis un homme qui en tuait un autre : on l’admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches ; le lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène : la foule lui fit cortège.