Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/48

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kilomètres, il s’essoufflait, tirait la jambe et terminait l’étape dans un fourgon d’ambulance. Le pauvre petit diable ! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de se tromper et d’être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu’il était bon et qu’il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m’étais fait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l’exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l’idée de la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, à faire l’exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris — et le plus souvent, pas nourris du tout, — sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu’à soi, et poussés par un sentiment unique d’implacable, de féroce égoïsme ; celui-ci, coiffé d’un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d’un foulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de forma-