Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/9

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de ce que j’ai aimé ; tout s’est renouvelé de ce que j’ai connu ; l’église est rebâtie, elle a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent des gueules embrasées de démons ; son clocher de pierre neuve rit gaîment dans l’azur ; à la place de la vieille maison, s’élève un prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, dans l’enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps n’a pu en user l’agate dure.

Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les voyais enfant, mais tels qu’ils m’apparaissent aujourd’hui, complétés par le souvenir, humanisés par les révélations et les confidences, dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d’impression que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, les leçons inflexibles de la vie.

Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait révolutionnaire qu’un Mintié osât interrompre cette tradition familiale, et qu’il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération en génération, religieusement. À Saint-Michel-les-Hêtres, et dans les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les souvenirs laissés par