Page:Mirbeau - Le Jardin des supplices.djvu/170

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d’avoir entendu cette cloche, dont je ne songeai pas à lui demander pourquoi elle sonnait ainsi et ce que signifiaient ses petits glas sourds, ses petits glas lointains, qui lui causaient tant de plaisir !…

— La cloche !… la cloche !… la cloche !… Viens !…

Mais nous n’avancions pas, malgré l’effort des boys, porteurs de paniers, qui, à grands coups de coude, tentaient de frayer un passage à leurs maîtresses. De longs portefaix, au masque grimaçant, affreusement maigres, la poitrine à nu et couturée sous leurs loques, tendaient en l’air, au-dessus des têtes, des corbeilles pleines de viande, où le soleil accélérait la décomposition et faisait éclore tout un fourmillement de vies larvaires. Spectres de crime et de famine, images de cauchemar et de tueries, démons ressuscités des plus lointaines, des plus terrifiantes légendes de la Chine, j’en voyais, près de moi, dont un rire déchiquetait en scie la bouche aux dents laquées de bétel et se prolongeait jusqu’à la pointe de la barbiche, en torsions sinistres. D’autres s’injuriaient et se tiraient par la natte, cruellement ; d’autres, avec des glissements de