Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/375

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je sens que ma résolution — différée par coquetterie, par taquinerie — était bien prise, pourtant… Être libre… trôner dans un comptoir, commander aux autres, se savoir regardée, désirée, adorée par tant d’hommes !… Et cela ne serait plus ?… Et ce rêve m’échapperait, comme tous les autres rêves ?… Je ne veux pas avoir l’air de me jeter à la tête de Joseph… mais je veux savoir ce qu’il a dans l’esprit… Je prends une physionomie triste… et je soupire :

— Quand vous serez parti, Joseph, la maison ne sera plus tenable pour moi… J’étais si bien habituée à vous maintenant… à nos causeries…

— Ah dame !…

— Moi aussi, je partirai.

Joseph ne dit rien… Il va, vient, dans la sellerie… le front soucieux… l’esprit préoccupé… les mains tournant un peu nerveusement, dans la poche de son tablier bleu, un sécateur… L’expression de sa figure est mauvaise… Je répète, en le regardant aller et venir…

— Oui, je partirai… Je retournerai à Paris…

Il n’a pas un mot de protestation… pas un cri… pas un regard suppliant vers moi… Il remet un morceau de bois dans le poêle qui s’éteint… puis, il recommence de marcher silencieusement dans la petite pièce… Pourquoi est-il ainsi ?… Il accepte donc cette séparation ?… Il la veut donc ?… Cette confiance en moi, cet amour pour moi qu’il avait, il les a donc perdus ?… Ou, simplement, redoute-