Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/522

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ciel des antisémites marquants et des plus bruyants patriotes de la ville. Ceux-ci viennent fraterniser là, dans des soulographies héroïques, avec des sous-officiers de l’armée et des gradés de la marine. Il y a déjà eu des rixes sanglantes, et, plusieurs fois, à propos de rien, les sous-officiers ont tiré leurs sabres, menaçant de crever des traîtres imaginaires… Le soir du débarquement de Dreyfus en France, j’ai cru que le petit café allait crouler sous les cris de : « Vive l’armée ! » et « Mort aux juifs ! » Ce soir-là, Joseph, qui est déjà populaire dans la ville, eut un succès fou. Il monta sur une table et il cria :

— Si le traître est coupable, qu’on le rembarque… S’il est innocent, qu’on le fusille…

De toutes parts, on vociféra :

— Oui, oui !… Qu’on le fusille ! Vive l’armée !

Cette proposition avait porté l’enthousiasme jusqu’au paroxysme. On n’entendait dans le café, dominant les hurlements, que des cliquetis de sabre, et des poings s’abattant sur les tables de marbre. Quelqu’un, ayant voulu dire on ne sait quoi, fut hué, et Joseph, se précipitant sur lui, d’un coup de poing lui fendit les lèvres et lui cassa cinq dents… Frappé à coups de plat de sabre, déchiré, couvert de sang, à moitié mort, le malheureux fut jeté comme une ordure dans la rue, toujours aux cris de : « Vive l’armée ! Mort aux Juifs ! »

Il y a des moments où j’ai peur dans cette