Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/11

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les classes bourgeoises sont en décrépitude ; et tout ce qu’on rencontre, même les enfants, si pauvrement éclos dans les marais putrides du mariage… c’est déjà du passé !…

Hier soir, j’ai dîné sur la terrasse de l’hôtel… À une table voisine de la mienne, un monsieur causait bruyamment. Il disait :

— Les ascensions ?… Eh bien, quoi, les ascensions… je les ai toutes faites, moi qui vous parle… et sans guide !… Ici, c’est de la blague… Les Pyrénées, ça n’est rien du tout… ça n’est pas des montagnes… En Suisse, à la bonne heure !… Je suis allé trois fois au Mont-Blanc… comme dans un fauteuil… en cinq heures. Oui, en cinq heures, mon cher monsieur.

Le cher monsieur ne disait rien, il mangeait, le nez sur son assiette. L’autre reprenait :

— Je ne vous parle pas du Mont-Rose… ni du Mont-Bleu… ni du Mont-Jaune… ce n’est pas malin… Et tenez, moi qui vous parle, une année, au grand Sarah-Bernhardt, j’ai sauvé trois Anglais perdus dans la neige. Ah ! si j’avais prévu Fachoda…

Il disait encore des choses que je n’entendais pas bien, mais où revenait sans cesse : « Moi ! moi ! moi ! » Puis il invectivait le garçon, renvoyait les plats, discutait sur la marque d’un vin, et, s’adressant de nouveau à son compagnon :

— Allons donc, allons donc !… Moi, j’ai fait plus fort. Moi, j’ai traversé, à la rame, en quatre