Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/13

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Ce préambule, afin de vous expliquer que mon ami Robert Hagueman n’est pas mon ami. C’est quelqu’un que j’ai connu, jadis, qui me tutoie, que je tutoie, et que je revois, de loin en loin, par hasard et sans plaisir.

Vous le connaissez aussi, d’ailleurs. Mon ami n’est pas un individu, mais une collectivité. Large feutre gris, veston noir, chemise rose et col blanc, pantalon blanc avec le pli médian bien marqué, souliers de cuir blanc, ils sont sur les plages et dans les montagnes ; ils sont, en ce moment, trente mille comme Robert Hagueman, dont on peut croire que le même tailleur a façonné les habits et les âmes, – les âmes par-dessus le marché, bien entendu, car ce sont des âmes d’une coupe facile et d’une étoffe qui ne vaut pas cher.

Ce matin, comme je sortais de la buvette, j’aperçus mon ami Robert Hagueman. Toilette matinale d’une irréprochable correction, et qui n’étonnait pas les admirables platanes de l’allée, arbres éminemment philosophes, et qui en ont vu bien d’autres, depuis les Romains, fondateurs de bains élégants et capteurs de sources mondaines. Je feignis, tout d’abord, de m’intéresser passionnément aux manœuvres d’un cantonnier qui, armé d’une casserole, puisait de l’eau dans le ruisseau et la répandait ensuite à travers l’allée, sous le prétexte fallacieusement municipal de