Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/185

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et, de ce ton solennel et chevrotant qu’il avait, il annonça :

» – Madame la comtesse est servie !

« Tout à coup, rêves refoulés, ambitions étouffées, tout cela dont l’amertume avait empoisonné sa vie, se leva, gronda dans son âme. En une seule fois, dans une minute d’exaltation suprême, il voulut protester contre son passé de rôles humbles, et muets, apparaître enfin, éloquent, dominateur, terrible, apothéotique. Des lambeaux de drames, des répliques violentes, des apostrophes éperdues, d’angoissants trémolos, et des prisons, et des palais, et des souterrains, et des dagues, et des arquebuses lui revinrent au souvenir, en foule, pêle-mêle, enflammés et torrentueux comme des laves. Il sentit rugir et bondir dans son âme les rugissantes et fraternelles âmes des Frédérick Lemaître, des Mélingue, des Dumaine, des Mounet-Sully, des Coquelin. L’ivresse le saisit, l’affola, le poussa aux héroïsmes les plus extravagants. Et, redressant sa taille courbée de vieux serviteur, rejetant en arrière sa tête sur laquelle la perruque blanche s’horrifia, ainsi qu’un feutre vengeur, la poitrine haletante et sifflante, la main gauche battant sur son cœur, la droite tendue comme une loyale épée, vers les invités, il clama d’une voix rauque, d’une voix cassée par l’émotion de se révéler, enfin, devant les foules, un héros :

» – Oui, madame la comtesse est servie !… Mais, auparavant, général, laissez-moi vous le dire en face…