Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/230

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« Jean Loqueteux, fatigué d’avoir longtemps marché, s’assit sur la berge de la route, la tête à l’ombre d’un orme communal, les pieds dans le fossé qui gardait, d’une averse récente, une fraîcheur humide. En ce moment, le soleil tapait dur sur la route redevenue sèche, et la chaleur était étouffante. Jean Loqueteux enleva de dessus son dos sa besace toute pleine de cailloux, compta les cailloux, en les alignant près de lui, sur l’herbe, les remit en place avec gravité et respect, et il se dit :

» – Le compte y est bien… j’ai toujours mes dix millions… et c’est curieux, vraiment… j’ai beau les donner à tout le monde – car je ne suis pas un mauvais riche, moi, un avare ! – il n’en manque jamais un seul… Dix millions… c’est bien ça !…

« Il soupesa la besace, s’essuya le front, et il gémit :

» – Mais que c’est lourd à porter, dix millions !… Mes épaules en sont toutes meurtries, et mes reins n’en peuvent plus… Si j’avais encore ma femme, elle m’aiderait, parbleu !… Mais elle est morte, elle est morte d’être trop riche… Et mon fils aussi est mort, d’on ne sait quoi… Je suis tout seul pour ce fardeau… Ce n’est pas assez… Il faudra que j’aie une petite voiture que je tirerai moi-même… ou que je ferai tirer par un chien… Mon Dieu ! que je suis las !… On ne se doute pas de ce que les millionnaires sont, parfois, de pauvres bougres…