Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/232

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» – Voilà… je n’y comprends rien… J’ai dix millions… Ils sont là, toujours à portée de ma main ; j’y peux puiser, tant que je veux… Et je serais bien bête de n’y pas puiser, puisqu’ils se renouvellent à mesure que je les dépense… Quand il n’y en a plus, il y en a encore, il y en a toujours… J’en fais des largesses aux pauvres de la route… aux petits soldats en promenade… aux vieillards qui se navrent sur le pas de leurs portes… aux jolies filles qui vont chantant le long des haies… Je les jette aux quatre coins du ciel et de la terre… Je n’en vois jamais la fin… Eh bien, jamais je n’ai pu me procurer d’autre pain que celui que je mange ici… Vrai ! il n’est pas bon. Il sent la boue et la sueur… il sent le fumier… Il sent je ne sais quoi… Et les cochons eux-mêmes n’en voudraient pas… Il y a là quelque chose que je ne m’explique point… un malentendu auquel je ne comprends rien…

« Il hochait la tête, tâtait sa besace, et, entre deux coups de dents, il répétait :

» – Enfin, j’ai dix millions, c’est sûr… les voilà… je les tâte… Être si riche… et ne pas même manger à sa faim !… Ça, c’est fort… Ne pas pouvoir dormir dans un lit, non plus… dans une maison, à l’abri du soleil ou de la gelée… et toujours rebuté des autres hommes, et mordu par les chiens, quand je m’approche d’une habitation… Ça, c’est fort, aussi… ça n’est pas croyable… Et, vrai ! le monde ne va pas comme il faudrait.