Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/98

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propriétaires de chevaux de courses, avaient l’autre jour engagé un match… un match considérable, nom de Dieu !… Ils m’avaient choisi pour juge, à cause de mon intégrité bien connue… Nous allons à Maisons-Laffitte… Les chevaux courent… Que s’est-il passé ? je n’en sais rien… Ai-je eu la berlue ?… C’est possible… Toujours est-il que je donnai la première place au cheval arrivé le dernier… Mes amis réclamèrent, tempêtèrent, firent le diable…

— Eh bien, colonel ?

— Eh bien, mon garçon, j’ai maintenu, mordicus, mon jugement… et je les ai envoyés promener, en leur disant : « Je me suis trompé, c’est vrai… je me suis fourré le doigt dans l’œil… je le reconnais… mais, foutez-moi la paix !… Si j’étais un civil, un sale pékin de cosmopolite, j’attribuerais le prix au cheval qui, vraiment, l’a gagné… ou bien, j’annulerais l’épreuve… Mais je suis un soldat… et je juge en soldat. Discipline et infaillibilité… Je maintiens l’épreuve… Rompez !… » Et ils ont rompu…

— Pourtant, colonel… la justice…

Le brave colonel haussait les épaules, puis, croisant ses bras sur sa poitrine étoilée de croix et capitonnée d’honneurs, il disait :

— La justice ?… Regardez-moi un peu… Ai-je l’air d’un sale pékin, moi ?… Nom de Dieu ! Suis-je soldat, ou non ?

— Ah ! colonel, répliquai-je… je crains bien