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Page:Mirbeau - Profil d’explorateur, paru dans l’Écho de Paris, 21 juin 1892.djvu/5

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champ de blé, avec ma canne j’abattais les épis autour de moi… Cela me distrayait… Et puis, quoi !… j’ai bien le droit de faire ce qu’il me plaît, n’est-ce pas ?… Un paysan accourut qui se mit à m’insulter, à m’ordonner de sortir de son champ… On n’a pas idée de ça !… Qu’auriez-vous fait ? J’allai droit vers le paysan, lui assénai sur la tête trois bons coups de canne. Il tomba, le crâne fendu, les joues sanglantes… Eh bien, devinez ce qui m’est arrivé ?

Moi

Vous l’avez mangé, peut-être ?

L’explorateur (souriant)

Non, le paysan, c’est comme le nègre, ça ne doit pas se digérer… (Avec indignation.) Eh bien, on m’a traîné devant un tribunal, et j’ai été condamné à cinq jours de prison et trois mille francs d’amende… C’est dégoûtant !… (Il se lève et marche dans la pièce, fiévreux.)… Pour un sale paysan !… Et on appelle ça de la civilisation !… (Tout en marchant il hausse les épaules.) C’est dégoûtant !… Ça vous intéresse, vous, la vie d’un paysan ?

Moi

Dame !…

L’explorateur (il se rassied, et se verse un verre de fine-champagne)

Sentimental, va !… Voyez-vous, ce qui perd l’Europe… c’est le sentiment !… Avec le sentiment, on ne fait que des bêtises… Moi, la vie d’un homme, je m’en fiche comme de ça ! (Il tue une mouche.)… Et s’il avait fallu que je fusse, en Afrique, condamné à trois mille francs d’amende, et à cinq jours de prison, chaque fois que j’ai tué des nègres ou même des blancs… Ah bien merci !…