Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/391

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Et, pour servir son prince, il montra du courage[1].
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
180Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
190On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide[2].
195Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,

  1. Toutes les précautions étaient prises, sinon pour ne plus choquer la cabale, du moins pour intéresser le roi dans la pièce, pour le mettre de son côté et le tenir. Dès la seconde scène du premier acte, Orgon est loué de n’avoir pas été frondeur :

    Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.

    Cela, dit en passant, allait au cœur de Louis XIV. Le soupçon d’avoir épousé les intérêts du coadjuteur fut toujours le grand crime, le péché originel de nos jansénistes dans son esprit. — L’acte cinquième tout entier roule sur la justice du roi ; c’est le roi qui, aux dernières scènes, devient le personnage dominant, quoique absent, le véritable Deus ex machina. Le Jupiter éclate ici comme dans l’Amphitryon, mais avec sérieux. Ce cinquième acte est toute une célébration de Louis XIV :

    D’un fin discernement sa grande âme est pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.

    Cette louange sur le droit sens naturel et la modération de jugement du maître, était méritée encore à cette date de 1669 ; l’apparition du Tartuffe venait elle-même comme pièce à l’appui. Mais la balance, qui se maintint assez bien entre tout excès jusque durant les dix années suivantes, se rompit après.
    (Sainte-Beuve.)
  2. Ce trait est emprunté de Juvénal :
    …………………………………Laudare paratus
    Si bene ructavit, si rectum minxit amicus.