Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/395

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260Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
265Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point… ?

Orgon
Vous en veniez au point ?… Halte-là, mon beau-frère,

Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;

Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…

Orgon
270Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;

Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
275Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

Cléante
280Les sentiments humains, mon frère, que voilà !


Orgon
Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
285Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments :
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
290Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.


    La supposition de l’honnête indifférent d’après Pascal s’est élargie et à Cléante nous rend l’homme du monde comme Louis XIV le voulait dès ce temps-là. Il a un fond de religion, ce qu’il en faut. Pas trop n’en faut, comme dit la chanson.

    (Sainte-Beuve.)