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SCÈNE I.

Le vicomte.

Je serois ici il y a une heure, s’il n’y avoit point de fâcheux au monde ; et j’ai été arrêté en chemin par un vieux importun de qualité, qui m’a demandé tout exprès des nouvelles de la cour, pour trouver moyen de m’en dire des plus extravagantes qu’on puisse débiter ; et c’est là, comme vous savez, le fléau des petites villes, que ces grands nouvellistes qui cherchent partout où répandre les contes qu’ils ramassent. Celui-ci m’a montré d’abord deux feuilles de papier, pleines jusques aux bords d’un grand fatras de balivernes, qui viennent, m’a-t-il dit, de l’endroit le plus sûr du monde. Ensuite, comme d’une chose fort curieuse, il m’a fait avec grand mystère une fatigante lecture de toutes les méchantes plaisanteries de la gazette de Hollande, « dont il épouse les intérêts[1]» Il tient que la France est battue en ruine par la plume de cet écrivain, et qu’il ne faut que ce bel esprit pour défaire nos troupes ; et de là s’est jeté à corps perdu dans le raisonnement du ministère, d’où j’ai cru qu’il ne sortiroit point. À l’entendre parler, il sait les secrets du cabinet mieux que ceux qui les font. La politique de l’État lui laisse voir tous ses desseins ; et elle ne fait pas un pas dont il ne pénètre les intentions. Il nous apprend les ressorts cachés de tout ce qui se fait, nous découvre les vues de la prudence de nos voisins, et remue, à sa fantaisie, toutes les affaires de l’Europe. Ses intelligences même s’étendent jusques en Afrique, et en Asie ; et il est informé de tout ce qui s’agite dans le Conseil d’en haut du Prête-Jean[2] et du Grand Mogol.

Julie.

Vous parez votre excuse du mieux que vous pouvez, afin

  1. Molière semble n’avoir tracé le portrait du nouvelliste que pour se donner le plaisir de châtier le gazetier insolent des Provinces-Unies. Depuis la paix signée à Aix-la-Chapelle en 1668, ce gazetier ne cessait d’imprimer les choses les plus injurieuses pour Louis XIV et pour la nation française. Un an après la représentation de la Comtesse d’Escarbagnas, Louis XIV fit la conquête de la Hollande.
    (Bret.)
  2. On lit Prétre-Jean dans les éditions modernes. Nous suivons celles qui ont été données du vivant de Molière.
    On appela d’abord Prêtre-Jean, un prince tartare qui combattit Gengis. Des religieux envoyés près de lui prétendirent qu’ils l’avaient converti, l’avaient nommé Jean au baptême, et même lui avaient conféré le sacerdoce ; de là cette qualification de Prêtre-Jean, qui est devenue depuis, on ne sait pourquoi, celle d’un prince nègre, moitié chrétien schismatique, et moitié juif. C’est de ce dernier qu’il est question ici.
    (Auger.)