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petits mémoires littéraires

jusqu’à la dureté. Darcier a toujours été plus ou moins misanthrope. Il n’allait jamais au-devant de personne et rendait peu la main aux avances qu’on lui faisait. Taciturne, ne procédant que par réponses laconiques, il lui arrivait parfois de déconcerter la sympathie.

Comme tous les êtres énigmatiques et froids, il a excité beaucoup d’amitiés autour de lui. On voulait avoir raison de ce tempérament renfermé, qu’on se plaisait à deviner rempli d’étincelles. Entre autres, Durandeau, Alexis Bouvier, Charles Vincent, les frères Lionnet ont fait avec plus ou moins de bonheur le siège de cette citadelle humaine. Un de ceux qui ont le mieux réussi à pénétrer dans son intimité quasi silencieuse était un brave garçon nommé Lavarde, employé au magasin des Trois-Quartiers et mélomane enragé.

Lavarde aimait et admirait Darcier au point d’en perdre la raison. Il le regardait comme un dieu et se serait ouvert le ventre pour lui comme un simple Japonais. Lavarde finit par quitter son magasin, où il avait une belle position, pour se livrer plus exclusivement à la contemplation de Darcier et pour chanter à sa suite dans quelques cafés. Mais il n’avait pas le talent de Darcier ; ce n’était que son clair de lune, et encore très affaibli. À force de déboires, il échoua à l’hôpital Beaujon, d’où il ne devait pas sortir.

Darcier alla l’y voir, cela va sans dire, et ce fut un suprême éblouissement pour le pauvre Lavarde. Il allait mourir heureux. Déjà il ne pouvait plus se mouvoir ni parler. Darcier le regarda longuement. Puis, au bout de quelques minutes, il lui posa cette interrogation, dont je modère l’énergie :

— Ainsi, tu ne… penses plus aux femmes ?