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petits mémoires littéraires

J’ai eu la grande joie, dans ma vie, d’inspirer à Théophile Gautier une de ses meilleures pièces de vers, celle qui porte le titre des Vieux de la Vieille.

Voici dans quelles circonstances.

C’était en 1848, après la révolution de février. La vie littéraire était devenue difficile pour moi, comme pour beaucoup d’autres. J’avais publié quelques feuilletons dans la Presse, mais le vent n’était plus aux feuilletons ; — j’en étais réduit à faire des physionomies de Paris, des tableaux de la rue ; j’agrandissais le fait divers.

Ce fut ainsi que, le 5 mai, jour anniversaire de la mort de Napoléon Ier, je publiai dans la Presse, à la place la plus modeste, et sans signature, un article qui commençait de la sorte :

« Un étrange spectacle a eu lieu ce matin sur la place Vendôme. Entre dix et onze heures, autour de la colonne, on a vu se ranger successivement les derniers soldats de l’Empire ; la plupart avaient revêtu leur ancien uniforme chamarré de broderies et encore tout étincelant de galons, malgré la rouille du temps. De pauvres vieillards éteints, amaigris, se redressaient fièrement sous le casque à longue chevelure des dragons ou sous le plumet des hussards ; des têtes ridées jusqu’au crâne sortaient dessous d’immenses bonnets à poil. Il y en avait qui traînaient de riches sabretaches. Toutes ces splendeurs à demi mortes sur des corps à demi vivants donnaient un aspect fantastique à la place Vendôme ; on eût dit les ombres convoquées pour la fameuse revue dont parle le poète allemand :

C’est la grande revue
Qu’aux Champs-Elysées,
À l’heure de minuit,
Tient César décédé.