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petits mémoires littéraires

— Le premier, celui de mon grand-père, m’apparaît, à travers des récits coupés, comme un jeune Provençal enjoué, figure ronde, lauréat d’Académie, agile, actif, à court d’argent, mais non à court de ressources, allant du premier jour aux relations utiles, à Manuel, à Laffite, au Constitutionnel, même à quelques salons aristocratiques ; journaliste le matin, historien le soir, — historien de valeur, — étant arrivé juste à temps pour recueillir la tradition révolutionnaire sur les lèvres mêmes d’un grand nombre des acteurs de la grande époque ; voyant finir M. de Talleyrand et commencer Armand Carrel ; empruntant quelque chose de leurs allures à tous les deux. Viennent les événements, ils ne laisseront pas le jeune Thiers en route. Louis-Philippe lui doit un rude coup de main pour l’édification de son trône ; le roi ne se montrera pas ingrat. Voilà M. Thiers conseiller d’État, secrétaire au ministère des finances, député. Il monte à la tribune ; on sourit ; on s’étonne de sa voix aigrelette, mais on l’écoute ; et comment ne l’écouterait-on pas ? Il parle sinon d’or, du moins d’argent, couramment, sans s’arrêter, imperturbable devant l’interruption, empruntant des forces nouvelles à la riposte, prêt à tous les sujets, jonglant avec des chiffres comme un jongleur avec des poignards et arrivant aux mêmes effets d’éblouissement. On sent déjà en lui un dominateur, car le succès est toujours à celui qui parle le plus longtemps, et le Thiers d’alors était l’homme à pérorer pendant vingt-quatre heures de suite.

Il est ministre ! J’entends encore mon grand-père taper sur sa tabatière en disant : « Eh ! eh ! ce petit Thiers : je l’avais prévu… il fera son chemin… il a des capacités ! » Pourtant, de temps à autre, ce petit Thiers l’agace, l’irrite ; — mais il ne l’ennuie pas,