Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/186

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Chapitre 33 :
De Fuir les Voluptez au Pris de la Vie


I’Avois bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : qu’il est heure de mourir lors qu’il y a plus de mal que de bien à vivre ; et que, de conserver nostre vie à nostre tourment et incommodité, c’est choquer les loix mesmes de nature, comme disent ces vieilles règles :

ἤ ζῇν ἀλύπως, ἤ θαηνεῖν εὐδαιμόνως
Καλόν τὸ θνήσκειν οἷς ὗβριν τὸ ζᾗν φέρει.
Κρεῖσσσν τὸ μὴ ζῆν ἐστίν, ἢ ζῇν ἀθλίως.

Mais de pousser le mespris de la mort jusques à tel degré, que de l’employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs et autres faveurs et biens que nous appellons de la fortune, comme si la raison n’avoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adjouter cette nouvelle recharge, je ne l’avois veu ny commander ny pratiquer, jusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande authorité autour de l’Empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique, sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : Je suis d’adviz (dict-il) que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict ; bien te conseille-je de suivre la plus douce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noué, pourveu que, s’il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n’y a homme si couard qui n’ayme mieux tomber une fois que de demeurer tousjours en branle. J’eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse Stoïque ; mais il est plus estrange qu’il soit emprunté d’Epicurus, qui escrit, à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si